Les Cenbornards de Millau : récit de deux kinés déficients visuels qui ont défié les 100 km

Hervé et sa guide Carole devant le Viaduc de Millau dans la course des 100 km

100 km de Millau. Retour sur la course de deux kinés non-voyants.

Hervé et Nicolas sont arrivés au bout de leur défi. Il y a neuf mois maintenant, ils se sont inscrits et ont commencé à s’entrainer pour participer à cette course mythique dans le monde de l’ultra-marathon. Une première pour eux dont ils témoignent dans cet article. Ils ont eu le privilège d’être à la tête du cortège qui a amené les coureurs sur la ligne de départ. Ce sont près de 1200 coureurs alignés sur le 100 km et 200 sur le marathon qui se sont lancés à 10h du matin le samedi 28 septembre, depuis le centre-ville de Millau dans l’Aveyron. Sur ce parcours exigeant, considéré comme le plus dur d’Europe, 931 coureurs ont franchi la ligne d’arrivée dans les 24 heures imparties.

Notre association compte aujourd’hui deux nouveaux « cenbornards » qui rejoignent Joachim Cardoso dans le petit groupe des « finishers » du 100 km.

Le 100 km de Millau, c’est une course sur route qui borde en partie les Gorges du Tarn et qui après une première boucle, ramène les coureurs vers Millau après un marathon de 42,195 km ; puis elle les conduit sous le viaduc de Millau pour un aller-retour vers Saint-Affrique. Ce parcours est jalonné de côtes avec un dénivelé positif de près de 1200 m. C’est ce profil qui en fait le 100 km le plus difficile d’Europe.

Millau, c’est aussi plus de 800 bénévoles qui font vivre cette course unique.

C’est une épreuve qui fête cette année sa 52ème édition et qui rassemble toujours autant de passionnés.

Même s’il a fait très froid pendant la nuit, jusqu’à 2°C, la météo a été clémente pendant la journée en évitant la canicule de l’édition de l’an passé où Hervé avait couru le marathon en un peu moins de 5h30.

Pour leur première participation, nos deux kinés sont arrivés avec leur guide au bout de la distance en 12h47 pour Nicolas guidé par Erwan Jacquot et 19h24 pour Hervé guidé par Carole Gaston.

Ils témoignent ci-dessous de leurs formidables expériences.

Récit d’une course mythique vécue de l’intérieur… par Nicolas DEISS

Millau, petite ville française de l’Aveyron, qui ne devrait pas être connue du grand public, mais voilà, lorsque vous mentionnez son nom, vous êtes surpris de constater qu’au contraire, elle l’est : soit pour son viaduc majestueux, structure architecturale routière des plus médiatisées, soit par la connaissance d’une course à pieds réservée « aux fous » pour la plupart des personnes interrogées, car longue de 100 km. En effet, Millau est mondialement connue dans le domaine de la course à pieds longue distance hors stade. Elle est considérée comme la « Mecque » de cette discipline et comme le 100 Km le plus dur d’Europe. D’y participer et surtout de le terminer, c’est comme atteindre le graal…

Quand vous commencez à courir, d’abord pour le plaisir, puis vous goûtez à l’euphorie, au boost de dopamine, hormone du plaisir, à la fin de toutes les courses auxquelles vous participez, ainsi qu’à l’ambiance au sein du peloton tout comme le long des différents parcours avec des encouragements, des applaudissements de la musique afin de vous stimuler davantage, vous finissez par en vouloir toujours plus. Vous passez du 5 km au 10, puis du 10 au 20, puis du 20 au semi-marathon, puis du semi au marathon. Et là, vous vous dites à la fin de ce dernier, « plus jamais ça » car vous avez mal partout, vous ne pouvez presque plus mettre un pied devant l’autre, des envies de cracher vos tripes, mais vous l’avez terminé. Cette sensation de dépassement de soi, de se dire « finisher » vous apporte un bien être intérieur jamais atteint, une sensation de force mentale décuplée, vous finissez par vous retrouver sur un « petit nuage », l’effet du métabolisme de votre corps qui synthétise un grand nombre d’endomorphines, hormone jouant sur la douleur et favorisant également une meilleure sécrétion de dopamine. Au final, vous vous retrouvez de nouveau au départ d’un marathon, 1 ou 2 ans plus tard.  C’est à chaque fois un nouveau challenge, voire un nouveau défi, car j’ai perdu complètement la vue en 2007, sans jamais avoir pris le départ d’un marathon. Sportif depuis toujours, le sport me permet de retrouver l’expression de valeurs qui me sont chères, telles que le respect, la considération, le partage, la solidarité, l’entraide et l’honnêteté. Je cherche continuellement à me surpasser pour prouver, d’une part à moi-même que j’en suis capable et d’autre part à montrer à autrui que même atteint d’une déficience, la personne en situation de handicap est capable de réussir tout autant que la personne valide. Et c’est là qu’intervient notre compensation du handicap, pour moi, c’est la présence d’un guide avec lequel je forme un binôme uni, le temps d’une course, par un lien qui rattache nos deux membres supérieurs opposés sans nous entraver l’un et l’autre dans nos allures respectives.

Après avoir accroché à mon palmarès plus de dix marathons, j’ai une petite idée qui commence à grandir dans ma tête. A quand la participation aux 100 Km de Millau ? Cela fait déjà au moins 4 années que j’y pense, mais les conditions ne sont pas toutes réunies pour me lancer. C’est en 2022, lorsque mon guide, Erwan Jacquot m’annonce qu’il prépare le 100 Km d’Albi et me raconte qu’il a déjà participé à celui de Millau, que je lui avoue avoir l’envie de réaliser un jour un 100 Km. Ni une ni deux, il me prend au mot et me propose d’en réaliser un en m’accompagnant. Enfin, au cours du dernier trimestre de cette même année, un des conducteurs de la société de transports pour personnes à mobilité réduite que j’utilise tous les jours pour le travail, me propose, après avoir engagé une discussion sur la course à pied, de faire partie du projet d’emmener des personnes en situation de handicap sur le 100 Km de Millau pour 2024. Les planètes étant toutes alignées, je lui donnais mon accord sous réserve que le projet puisse être monté et finalisé, chose faite un an plus tard. L’heure est dorénavant à la préparation physique et mentale pour réussir à devenir un centbornard.

Nicolas et son guide Erwan de dos sur les 100 km, face à eux : le viaduc de Millau
Nicolas et son guide Erwan

Pour un projet sportif de cet acabit, je ne vous cache pas que c’est un énorme investissement sur le plan personnel, mais également pour mon épouse, que je remercie énormément, qui a assuré la logistique de la maison, car le temps que je passais habituellement à domicile, je le consacrais à l’entraînement, et ce, de janvier à fin septembre. En effet, Éric, l’instigateur du projet et préparateur physique, nous avait concocté tout un plan de préparation. De janvier à août, nous devions réaliser 50 km par semaine à effectuer sous forme de trois séances, 2 de vélo et une de course à pied et ceci en augmentant de 10 km chaque mois, de passer de 3 à 4 séances à partir d’avril puis à 5 voire à 6 à partir de juillet. Le mois de septembre étant réservé à une légère récupération du corps, avec 140 km la première semaine, 90 km la seconde avec pour ces deux semaines, davantage de course à pied que de vélo, puis 50 km pour la troisième et enfin, pour la quatrième, 25 km avec plus de vélo que de course à pied. La semaine de la course, la garder pour du massage, du bon repos, une alimentation riche en protéines et surtout glucides. Tout au long de cette préparation, il était fortement recommandé de se réserver des temps d’exercices cardio et de gainage afin de préparer au mieux l’ensemble du corps. Nous voilà arrivés à J-1, derniers préparatifs avant le départ, vendredi après-midi pour Millau en voiture pour Sylvain, notre conducteur et surtout notre accompagnant vélo tout au long de la course, c’est lui qui porte ce dont nous avons besoin pour la course, boisson, alimentation, vêtements supplémentaires, système d’éclairage pour la nuit, car nous arriverons certainement une fois la nuit tombée, Erwan et son vélo qu’il prête à Sylvain et moi. Nous arrivons sur les coups de 17h30, le temps de nous installer dans une salle où le reste de l’équipe du projet nous a réservé une place à côté d’eux. Cette équipe court sous les couleurs du Canal De Vie, association œuvrant pour apporter une vie plus acceptable et surtout plus confortable à Loïc, seul soldat rescapé des attentats de Montauban proférés par Mohamed Merah en 2012. Elle est constituée de trois athlètes handisports, Xavier, unijambiste qui court avec une prothèse, Hervé et moi, deux kinés non-voyants et leurs guides et suivants vélo, et tous les autres accompagnants. 18h00, récupération de nos dossards, puis repas en commun avec l’ensemble des coureurs, sous forme de pasta party et retour à la salle pour essayer de passer une bonne nuit, si possible…

Groupe Canal de Vie le matin du départ des 100km de Millau
Le groupe Canal de Vie

Samedi 28 septembre, ça y est, nous y sommes, nous ne pouvons plus reculer… 9h30, rendez-vous au parc de la Victoire pour une parade de l’ensemble des coureurs, derrière une fanfare à travers la ville jusqu’à la ligne de départ. 10h00 moins 3 minutes, c’est le départ pour les handisports, nous avons 3 minutes pour profiter de l’ambiance générale qui nous entoure, applaudissements et encouragements, uniquement destinés à notre égard. Après environ un bon kilomètre, nous sommes rejoints par les premiers du troupeau de coureurs pour le marathon et le 100 Km, les deux courses partant en même temps. Tout au long du parcours, nous aurons les encouragements des spectateurs, mais pas seulement, également ceux des autres coureurs nous doublant ou, que nous dépassons, avec les termes de « courage », « bravo », « super » très souvent associés par une petite tapette sur mon épaule. Cela fait vraiment chaud au cœur !!! Le circuit se compose d’une première vraie boucle, partant de Millau et y revenant en longeant le Tarn par la rive gauche et retour par la rive droite, boucle constituant la distance du marathon, puis nous repartons dans une autre direction en ligne droite, ou presque, jusqu’à Saint-Affrique, et retour à Millau par la même route, ce qui fait que nous croisons à un moment donné, soit les premiers, soit ceux qui sont loin derrière nous. C’est sur cette partie que se trouvent les deux plus grosses difficultés, deux énormes bosses, avec des pourcentages très élevés, sur des distances assez longues, et qu’il faut passer dans les deux sens. Pour ma part, je n’avais jamais dépassé une distance de 43 km, et même si le marathon s’est bien passé, au 45ième kilomètre, je me suis trouvé confronté à un mur, c’est-à-dire que mon corps, ou plutôt mes chevilles et mes genoux ne pouvaient plus supporter les chocs répétés sur l’asphalte. Dur, dur psychologiquement, je me dis que nous ne sommes pas encore à la moitié, et mon corps crie déjà stop ! Je prends la décision qu’à partir de ce moment, toutes les côtes s’effectueront en marchant, le reste en courant. Finalement, cette stratégie de course préconisée par bon nombre de coureurs, et que nous avions envisagé si besoin, était la bonne. Arrivés sur Saint-Affrique, nous enclenchions le chemin de retour, soit 30 km encore à parcourir, et je commençais à avoir des échauffements sous quelques orteils mais pas encore sous la forme de phlyctènes. Puis c’est au tour de la nuit de faire son entrée, et avec elle, une baisse des températures importante, les ramenant proche de 2 degrés. C’est la dernière difficulté à laquelle nous devons faire face, mais, une fois le viaduc passé sur le retour, nous ne sommes qu’en descente jusqu’à Millau, même si les 3 derniers kilomètres sont en léger faux plat montant. Il est 22h44 quand nous franchissons la ligne d’arrivée sous les applaudissements et l’annonce du speaker, qui nous interroge sur nos impressions de course. Juste avant de parler au micro, je disais à mon guide Erwan, en lui tapant sur l’épaule, « nous l’avons fait, super bravo et merci Erwan ». Enfin, au micro je dédiais mon exploit à mon père, toujours fier de ses enfants quel que soit le projet dans lequel ils s’engagent, puis à Loïc et le Canal De Vie, et remerciais mon épouse, Erwan, Sylvain, Eric et tous ceux qui nous ont accompagnés. Une bonne soupe chaude, une douche et au lit.

Sur cet événement extraordinaire, l’exploit revient surtout à Xavier, car trois semaines avant le départ il était aux urgences avec un diagnostic vital engagé et n’a pu vraiment s’entraîner, et à la force mentale qu’il a démultiplié depuis 1982, année de la perte de son extrémité distale de son membre inférieur, a tout de même réussi à terminer le marathon, et a préféré abandonner à ce moment, recevant de ses proches présents sur la ligne d’arrivée leurs plus fières félicitations mais surtout toute leur estime. De mon côté, je suis vraiment heureux de l’avoir fini, de plus, en un temps plutôt correct pour un premier 100 km (12h47), de finir avec un système cardio-respiratoire non impacté, aucune fatigue cognitive, aucun problème digestif durant et après la course, seuls les muscles et les articulations restent durement touchés, bienvenue à la récupération. Il m’a fallu une semaine pour ne plus ressentir de courbatures douloureuses, mais je sais qu’en profondeur, ce n’est pas encore complètement remis des efforts réalisés. Néanmoins, je suis dorénavant un « centbornard », et qui plus est, du 100 km le plus dur d’Europe, celui de Millau !!!

Le cortège avec la banderolle tenue par Hervé, Nicolas et leurs guides au premier rang, en route pour le départ des 100km de Millau
Cortège en route pour la ligne de départ

Récit des 100 km de Millau par Hervé MAUREL

Seul, je ne me serais probablement pas présenté au départ d’une telle course. J’avais couru 6 marathons entre 2006 et 2010 avant de perdre complètement la vue en 2014. Comme le dit Nicolas, à l’arrivée d’un marathon, on se dit « plus jamais ça… ». Alors au-delà, on n’y pense même pas.

Mais quand avec Carole, ma guide, nous avons décidé d’y aller, nous avons pris la préparation au sérieux. C’est près de 2500 km d’entrainement en 9 mois partagés entre vélo d’appartement et course sur route. L’entrainement a été progressif en débutant à 50km par semaine vélo et course confondus en janvier pour atteindre 140 km par semaine en août. Cette montée en charge progressive a permis au corps de s’adapter et je n’ai finalement eu à déplorer aucune blessure. Le seul objectif pour notre premier 100 bornes pour Carole comme pour moi était d’aller au bout et la consigne était de bien gérer l’hydratation, l’alimentation pendant la course et conserver une allure régulière alternant course et marche en particulier dans les côtes. Grâce à tout ça, j’ai vécu une course idéale sans douleur physique ni baisse du mental. L’organisation nous a proposé un départ 3 minutes avant l’ensemble des coureurs pour ne pas être gêné par la foule mais aussi pour profiter du public nombreux sur les trottoirs de la ville. Millau, c’est l’ambiance extraordinaire des ultras. Des centaines de coureurs et avec eux le premier, Gabriel NOUTARY, vainqueur cette année pour sa troisième victoire consécutive en 6h48, nous ont encouragé par un geste, une parole ou une tape sur l’épaule.

Nous avons rapidement formé un groupe de six, 3 coureurs Carole GASTON, ma guide et Kiki Bermont notre coach qui nous a rejoint après avoir accompagné Xavier LE DRAOULEC sur les premiers kilomètres. Xavier prendra la décision d’arrêter au marathon, terminant cette boucle le ramenant à Millau grâce à un courage et un mental hors norme. Je tire mon chapeau à ce grand Monsieur de l’handisport et indéfectible soutien à Loïc LIBER par son engagement dans plusieurs défis sportifs de l’association Canal de Vie (voir l’article précédent).

A partir du 7ème kilomètre, nos trois suiveurs vélos Eva BERMONT, Maurice LOBEROT et Gildas GOLTAIS ont pu nous rejoindre. Eva sera relayée par son compagnon Jordan COSTES à partir du marathon.

Hervé et sa guide Carole courent sur la route des 100km de Millau
Hervé et sa guide Carole

Après les 42 premiers kilomètres qui nous ont ramenés à Millau après 6h15 de course, les sensations étaient parfaites. Kiki Bermont nous avait recommandé de faire cette première partie avec l’objectif de la finir sans avoir à puiser dans nos réserves. C’est exactement ce qu’il s’est passé et nous allions pouvoir nous élancer sur cette 2eme partie de 58 km. Pour avoir couru ce même marathon l’an passé, c’est à partir de là que j’ai eu la sensation de me lancer vers l’inconnu. J’allais découvrir sous mes pieds les fameuses côtes qui nous attendaient et enchainer mes premiers kilomètres au-delà du marathon sur une course hors stade. C’est sur le tronçon entre Millau et la première pile du viaduc que nous avons croisé Gabriel qui survolait les quelques derniers kilomètres vers sa troisième victoire. Avec Carole, nous en avions plus de 50 encore à parcourir…  Et nous avons enchainé montées, descentes et faux plats montant et la fameuse côte de Tiergues, le « mur » à franchir avant d’atteindre Saint-Affrique au 70eme km. Là où la course démarre comme nous l’avait souvent dit Kiki. Nous nous sommes arrêtés dans la salle du ravitaillement pour nous restaurer encore un peu avec des soupes chaudes et bien sûr un peu de fromage de Roquefort™. Carole a pu faire soigner ses phlyctènes et sa cheville douloureuse très enflée depuis le cinquantième kilomètre avant que nous repartions dans le froid pour parcourir les 30 derniers kilomètres. Nous avons beaucoup marché sur le retour vers Millau, nos suiveurs aussi en poussant leur vélo à nos côtés. Nous avons fait un arrêt à quelques centaines de mètres de l’arrivée pour profiter de ce moment unique où nous allions devenir finishers du 100 km de Millau et réaliser notre défi.

Ce fut un premier moment d’émotion partagé avant de se jeter sur la ligne d’arrivée. Au petit matin vers 5h30, le speaker était encore là pour nous interviewer et j’avoue que j’en ai eu la voix tremblante. Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre, laissant venir toutes les émotions d’avoir réussi ce projet ensemble.

Le 100 km de Millau est le premier de plusieurs projets que je vais partager en tant que coureur avec la famille du Canal de Vie. En novembre 2025, ce sera la No Finish Line de Monaco. Une course de 8 jours sur un parcours d’un peu plus d’un kilomètre à Monaco. Cette course caritative permet de recueillir 1 euro par kilomètre parcouru pour l’association « Children and Future » au profit d’enfants hospitalisés. Nous avons pour objectif avec Carole, Kiki, Xavier et Maurice de parcourir plus de 500 kilomètres chacun, soit une moyenne d’un marathon et un semi-marathon par jour.