Déficients visuels : un exercice parfois compliqué

DOSSIER 14 /
www.kineactu.com/ n°1421 /Jeudi 29 octobre 2015
Sur environ 80 000 masseurs-kinésithérapeutes, les malvoyants et aveugles représentent approximativement 2 000 confrères. Ce métier est l’un des rares qui leur permette d’exercer une activité
professionnelle à part entière. Mais au quotidien, ce n’est pas si simple. Quelles sont leurs difficultés ? De quoi auraient-ils besoin pour travailler dans de meilleures conditions ?
Kiné actualité a mené l’enquête. PAR ALEXANDRA PICARD
“Le problème vient rarement du patient. Ceux qui nous consultent n’ont aucun préjugé à notre encontre”, affirme Mariama Bah, masseur-kinésithérapeute depuis 2006 et née malvoyante. “Notre handicap n’est pas une différence”, insiste-t-elle, soulignant qu’être déficient visuel n’empêche pas d’être masseur-kinésithérapeute. Le débat se situe à un autre niveau : celui de la méconnaissance
des masseurs-kinésithérapeutes voyants et du grand public en général sur le quotidien de ces professionnels.
Ils ont pourtant joué un rôle très important dans la naissance de la profession. La première école pour masseurs-kinésithérapeutes déficients visuels est née en 1906 sous l’impulsion de Félicien Fabre, médecin aveugle. Lorsqu’il découvrit que des aveugles pratiquaient des massages, à titre privé, dans des lieux de cures thermales, il eut une révélation : il fallait une école pour assurer leur formation. Avec une infirmière, il crée alors le premier institut de massage pour les aveugles de France. Son souhait était de proposer une formation de deux ans permettant aux étudiants d’approfondir leur savoir et leur technique. Ces derniers devaient disposer d’une bonne connaissance de l’anatomie et de la biomécanique qui leur serait utile à la sortie de leur cursus. La première
promotion, en 1907, compte sept élèves.

Aujourd’hui, l’Unakam (Union nationale des masseurs-kinésithérapeutes aveugles et malvoyants de France) estime à 2 000 le nombre de masseurs-kinésithérapeutes déficients visuels en France, d’après le nombre de diplômés recensés chaque année. À l’heure actuelle, la profession de masseur-kinésithérapeute constitue une voie privilégiée d’insertion professionnelle et d’intégration
sociale. Pour Mariama Bah, “être masseur kinésithérapeute était un choix personnel. Jeune, j’ai fait de l’athlétisme à un bon niveau et cela m’a fait découvrir ce métier que je pouvais pratiquer malgré mon handicap.
Il m’a tout de suite plu”. En revanche, pour Jean-Baptiste Leymarie, confrère aveugle exerçant à Nantes, “ce ne fut pas un choix” : ayant perdu la vue à 25 ans suite à un accident, il a dû  rapidement réfléchir à une reconversion personnelle. “Je suis un cas particulier par rapport aux autres étudiants qui rejoignent les IFMKDV. Beaucoup ont des troubles visuels depuis leur naissance. Pour moi, ce ne fut pas le cas. J’ai été obligé de tout réapprendre. J’ai mis un an pour trouver une méthode de travail adaptée au sein de l’institut de Villejuif que j’ai rejoint et dont je suis sorti diplômé en 1988.”

Une formation dédiée
Pour offrir une formation sur mesure aux étudiants déficients visuels, les IFMKDV ont mis en oeuvre une pédagogie personnalisée. Aujourd’hui il existe quatre écoles, à Paris (Institut Valentin Haüy), Villejuif, Limoges et Lyon. Chacune a opté pour de petites promotions d’une vingtaine d’étudiants, de manière à garantir un bon suivi pour chacun d’entre eux. Grâce à cette organisation, l’enseignement est individualisé. Les travaux pratiques se déroulent par petits groupes tandis que la formation clinique, quelque peu aménagée, est menée aux mêmes endroits que pour les étudiants voyants.
Si les enseignements spécifiques liés au handicap sont rares, il existe quelques aménagements comme le cours de locomotion, destiné à expliquer comment se rendre en stage ou sur un lieu de travail, ou celui sur l’informatique. Pour Cécile Fumeron, directrice de l’Institut Valentin Haüy à Paris, cela vise à rendre les étudiants plus autonomes à tous les niveaux : “Nous essayons de repérer les manques en termes d’autonomie. Si nous en décelons, nous orientons l’étudiant vers une année Adapt ou un centre de rééducation basse vision” qui leur permette de suivre ensuite
les cours sans difficulté.
Ceux-ci sont dispensés par des professeurs voyants et malvoyants, qui utilisent différentes méthodes d’apprentissage en adéquation avec leurs élèves. “Le recours aux agrandissements,
dessins en relief, maquettes, à la pâte à modeler et aux squelettes anatomiques est omniprésent dans les classes”, détaille Christophe Petitnicolas, directeur de l’IFMKDV de Lyon. Le cursus fait
aussi la part belle à l’enseignement discursif : “Lorsqu’un professeur explique un sujet d’anatomie, il accompagne toujours de commentaires le dessin qu’il réalise au tableau. Les élèves qui ont une cécité faible peuvent alors prendre des photos du croquis afin de disposer d’une représentation graphique qu’ils pourront agrandir. Dans un deuxième temps, le professeur recommence son explication, cette fois-ci avec un élève aveugle à ses côtés, en tenant sa main levée pour lui permettre de visualiser la figure représentée”, décrit Cécile Fumeron.
Lorsqu’elle était étudiante à Limoges, Mariama Bah se souvient s’être beaucoup appuyée sur des outils informatiques, ainsi que sur des impressions agrandies des cours.

Une réforme qui doit faire ses preuves
Suite à la récente réforme des études, Jean-Baptiste Leymarie s’inquiète de voir les études devenir trop techniques : “Avec les nouvelles dispositions en vigueur, je m’interroge sur les possibilités qu’auront les étudiants déficients visuels de s’orienter vers ce métier. J’ai peur que la réingénierie de la formation initiale les contraigne à réfléchir à deux fois avant d’opter pour cette orientation, qui apparaissait à mon époque comme une ‘voie royale’ vers l’insertion professionnelle.” Un point de vue partagé par Christophe Petitnicolas, qui a participé aux travaux de réingénierie avec le ministère de la Santé : “Il ne faut pas que l’on en vienne à sectariser les masseurs-kinésithérapeutes malvoyants.”
Face à ces questions, la présidente de l’Unakam, Hortense Jean-Élie, qui a elle aussi contribué aux travaux, tient à préciser un élément essentiel : “L’ambition était de promouvoir rapidement
l’articulation de la réforme avec les dispositifs des étudiants SNH (sportifs de haut niveau) et les déficients visuels, toujours calés sur la réglementation antérieure.” Elle voit arriver avec satisfaction l’universitarisation des formations initiales : “Il nous paraît important de suivre ce mouvement, tout en conservant le savoir-faire des instituts spécialisés.” Selon Cécile Fumeron, si la réforme des études ne devrait pas avoir d’impact en termes d’exigence, elle nécessitera tout de même de faire davantage de présentiel : “Je pense notamment au cours d’anatomie qui exige de déployer plus de travaux pratiques et de travaux dirigés en petits groupes. Notre objectif dans les IFMKDV est de fournir aux aveugles et malvoyants les outils qui leur serviront à construire
leur kinésithérapie, dans leur pratique quotidienne.” Face à ce constat, elle attire l’attention sur le fait que “la réforme des études donnera une possibilité de valoriser des compétences antérieures, par exemple par l’intermédiaire des unités d’enseignement (UE) optionnelles”.

Au Japon, il existe un lien historique entre le massage et les aveugles. Lorsque l’on cherche le mot “Anma” signifiant “massage” dans l’équivalent du Larousse japonais, la définition précise que c’était autrefois une occupation pour les aveugles. “À l’époque féodale, du 5e au 17e siècle, le massage était l’une des principales occupations des aveugles”, confirme le Dr Saburo Sasada, professeur et responsable de la formation en massage et acupuncture au Centre national de rééducation pour les handicapés au Japon. À l’époque, les gouverneurs japonais avaient accordé à “la corporation des aveugles” une sorte de priorité pour l’exercice de cette activité. Au 17e siècle, il existait même un système de corporations dans lesquelles les “maîtres masseurs” aveugles enseignaient à des apprentis l’art du massage et de l’acupuncture.
Au fil du temps, cette association d’idées entre aveugles et massage s’est atténuée et ce type de corporations a disparu. Reste qu’à l’heure actuelle, selon le Dr Sasada, sur les 95 000 “masseurs thérapeutes” que compte le Japon, 35 % sont non-voyants ou malvoyants.
Source : Unakam.
AU JAPON
Le massage thérapeutique était réservé aux aveugles
Le recours aux agrandissements, dessins en relief, maquettes, à la pâte à modeler et aux squelettes anatomiques est omniprésent dans les classes.

La défense du métier, une lutte permanente
Si aujourd’hui la masso-kinésithérapie est l’une des rares professions facilement envisageables avec un handicap visuel, des voix se font entendre pour émettre des réserves : “Nous devons rester vigilants”, estime Jean-Baptiste Leymarie. “Être masseur-kinésithérapeute est un exemple de réussite pour un déficient visuel. Nous devons absolument conserver cette voie d’insertion professionnelle.
C’est notre avenir qui est en jeu et nous devons tout faire pour la préserver !” L’Unakam reconnaît en effet que l’exclusion sociale n’est jamais bien loin : “Dans une société normative et discriminatoire, de plus en plus productiviste, les personnes ne répondant pas au schéma social ou professionnel ‘établi’ tendent à être marginalisées.”Afin de soutenir ses adhérents, elle veille donc à apporter toutes les informations utiles aux nouveaux diplômés qui cherchent un emploi, ainsi qu’aux professionnels en exercice. Elle cherche à leur faciliter l’entrée dans la vie professionnelle grâce à l’attribution de prêts sans intérêts, et à favoriser la promotion professionnelle de ses adhérents. En outre, afin de faire entendre sa voix au niveau national, l’un de ses membres siège dans une commission au ministère de la Santé, celle des masseurs-kinésithérapeutes au sein du Conseil supérieur des professions paramédicales (CSPPMK). Selon la présidente de l’Unakam, “cette représentativité est stratégique. Elle permet de faire connaître nos préoccupations auprès des autorités administratives et politiques. Par ce biais, nous disposons d’une force de proposition et de promotion de notre métier”. Un métier qui nécessite que les malvoyants s’adaptent constamment aux nouvelles directives réglementaires ainsi qu’aux nouveaux équipements,
comme leurs confrères voyants.

Un quotidien mi-figue mi-raisin
Dans les cabinets, disposer d’appareils spécifiques et adaptés n’est pas une mince affaire. De nombreux kinésithérapeutes déficients visuels constatent que les fabricants ne sont pas toujours au fait de ce qui leur est utile ou non. L’Unakam, qui reçoit fréquemment des commentaires à ce sujet, reconnaît que nombreux sont ceux qui rencontrent des difficultés dans l’adaptation de leur poste de travail : “Les logiciels, le mode de télétransmission, la gestion des prescriptions sont souvent des actions complexes pour un malvoyant.” Elle se désole, de la même manière, de voir fleurir “les outils de rééducation dotés d’écrans tactiles, inutilisables par les déficients visuels”.
L’Unakam mène donc régulièrement des actions de sensibilisation auprès des fabricants d’appareils et de logiciels : “Après discussion avec nos adhérents, nous les encourageons à développer des adaptations compatibles avec la déficience visuelle. Nous avons par exemple travaillé à l’adaptation d’un logiciel de télétransmission des données pour les masseurs-kinésithérapeutes exerçant en secteur libéral.
Nous demandons également aux sociétés qui commercialisent les appareils de physiothérapie de bien prendre en compte les utilisateurs atteints de cécité. Dans la majorité des cas, ils acceptent volontiers et gratuitement de modifier leurs équipements”. Évoquant l’avenir et les progrès techniques, l’Unakam se montre plutôt optimiste : “Si les appareils viennent à être équipés d’applications mobiles comme cela semble se profiler, alors nous serons vraiment proches d’une révolution, quelle que soit la déficience visuelle de l’utilisateur !” “Pour l’heure, les masseurs-kinésithérapeutes malvoyants et aveugles doivent continuer à être soutenus dans leur travail quotidien”, estime Hortense Jean-Élie. Un travail quotidien qui ne cesse d’évoluer. “Longtemps
séduits par le salariat du fait des points de repères sûrs qu’il offrait, un nombre croissant de déficients visuels jeunes diplômés s’orientent aujourd’hui vers l’exercice libéral [1]”, analyse Cécile Fumeron. “Ce changement provient notamment de la possibilité de choisir du matériel adapté”, mais aussi d’une méconnaissance du handicap par l’entourage professionnel : “Les déficients visuels intégrés dans une équipe de salariés sont malheureusement confrontés aux bonnes (ou mauvaises) volontés de ces derniers. Lorsque cela s’inscrit dans une démarche voulue par l’employeur, tout se passe bien, mais si le handicap n’est pas (ou mal) pris en compte, alors cela peut virer au cauchemar.” Pour autant, les masseurs-kinésithérapeutes déficients visuels restent prudents quant à l’exercice libéral : “Nos conditions s’améliorent en certains points, notamment dans l’accès aux nouvelles technologies, mais malheureusement, je constate que lorsqu’il
s’agit de profiter de formations pour nous perfectionner, dans le cadre du DPC par exemple, rien ne nous est réellement accessible. Les supports sur Powerpoint, le peu d’efforts des formateurs sont monnaie courante”, s’agace Mariama Bah, qui avait lancé en 2014 un questionnaire adressé aux différents IFMKDV concernant l’accessibilité des formations. En vain : à ce jour, cette initiative n’a pas donné grand-chose. Preuve que de nombreux défis restent à relever pour que le métier constitue réellement une voie d’insertion professionnelle pour les déficients visuels.
[1] Selon les statistiques de l’Unakam, qui datent de  2000, 60 % des aveugles et malvoyants s’orientent vers le secteur salarié contre 40 % vers l’exercice libéral, avec un faible nombre mixant libéral et salariat privé.

Les logiciels, le mode de télétransmission, la gestion des prescriptions sont souvent des actions complexes pour un malvoyant “C’est une idée tout à fait erronée de penser que nous soignons mieux  parce que nous sommes aveugles. Il y a de bons et de mauvais masseurs-kinésithérapeutes chez les déficients visuels comme chez les voyants”, constate Jean-Baptiste Leymarie. “Les patients ne viennent pas nous voir parce que nous sommes aveugles.” Par contre, “je remarque qu’ils aiment me consulter car je travaille directement avec mes mains, en utilisant assez peu d’appareils”, précise-t-il. “Être aveugle n’est pas un handicap. Cela peut même se transformer en avantage. Les personnes complexées ou certaines femmes qui n’aiment pas dévoiler leur corps se sentent plus à l’aise avec nous. Pour autant, cela ne constitue pas l’essentiel de notre patientèle !” Si Jean-Baptiste Leymarie n’a jamais rencontré de patients refusant d’être soigné par lui en raison de sa cécité, il reconnaît avoir vécu quelques situations désagréables : “Un jour, je suis venu chercher un patient dans la salle d’attente pour le mener à la salle de soins. Il était au téléphone et ne s’est pas rendu compte que je ne le voyais pas. Sans le faire exprès, il s’est dirigé vers moi et m’a bousculé !” Après cette mésaventure, le masseur-kinésithérapeute
a pris conscience que beaucoup de personnes ne se rendaient pas compte de son handicap visuel. Il a donc pris l’habitude d’en informer ses patients.

 

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